La tempête
LA TEMPETE
Dans le cadre de l’exposition « Xynthia, le jour d’après » organisée par l’association « Edit’O Les éditions oléronaises », pour le concours de nouvelles littéraires. Août 2011
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Il est 8h du matin, je prépare mon petit déjeuner. La chienne ronfle paisiblement dans son panier. Je me suis levée tôt ce matin. C’est rare pour un dimanche. Je discute de tout et de rien avec ma mère, qui est debout depuis une heure déjà. Elle me parle de sa mauvaise nuit, du Noël passé et de la nouvelle année qui arrive. A l’étage, mon père dort encore. C’est rare pour un dimanche…
La vie suit son cours. Nous sommes un matin d’hiver, le 26 décembre 1999.
« La tempête s’élance de la terre aux mers et des mers à la terre, et les ceint d’une chaîne aux secousses furieuses […] »
Faust (1806), Prologue dans le ciel - Citations de Johann Wolfgang von Goethe.
Je termine mes céréales en écoutant la télévision. Ma mère est sortie pour ouvrir le portail et promener la chienne. Je me lève et regarde à travers la fenêtre.
« Les tuiles semblent tenir pour une fois » dis-je à ma mère qui rentre alors de cette brève balade. En effet, le vent avait soufflé très légèrement toute la nuit faisant claquer les portes dans l’enceinte de la ferme. A cette époque nous aimions assez le vent dans ma famille. Bien sur, il avait toujours inquiété mes parents, l’été en particulier, car des rafales trop lourdes risquaient de coucher les blés. Mais en hiver, le chant de la brise fraîche ne nous atteignait jamais et nous endormait parfois le soir.
Dehors, j’entendais souffler de plus en plus fort, minute par minute. Je voyais petit à petit les arbres se plier, se tordre face à la force du temps.
Soudain, un bruit sourd dans la cours. Nous regardons par la fenêtre. Des tuiles viennent de tomber du toit jouxtant la maison. Le sol est recouvert d’une fine couche orangée. Quelques branches d’arbres gisent également sur le goudron.
Mon père descend alors les escaliers nous demandant d’où venait ce bruit. Il ouvre la porte, laissant entrer un courant d’air violent et glacial à l’intérieur de la maison. Ma mère lui répond qu’un bout de la toiture vient de tomber, comme souvent lorsque des bourrasques jaillissent dans le corps de ferme et pénètrent insidieusement dans les vieux bâtiments.
Encore un bruit, plus distinct cette fois. Les tuiles de la maison tombent les unes après les autres. Je regarde à nouveau par la fenêtre de la cuisine. Un tapis ocre se tisse sous mes yeux. Puis, dans un vacarme assourdissant, je vois les tôles du hangar d’en face s’arracher aux poutres en bois auxquelles elles étaient solidement fixées. Je les vois s’envoler au loin vers la route et espère alors de toutes mes forces qu’elles ne croiseront pas une voiture, déjà très certainement en difficulté.
Les poutres - vieilles et humides mais pourtant si solides - ondulaient, tellement elles étaient malmenées par le vent. Vision aussi incroyable qu’effroyable !
Le chaos semblait s’installer au dessus de notre maison…
J’abandonnais mon point de vue en espérant trouver un peu de réconfort dans une autre pièce, mais dans le salon se déroulait une scène plus traumatisante encore. Mes parents, silencieux et probablement terrorisés, mains posées sur les fenêtres, semblaient combattre pour que le souffle ne brise pas les vitres.
J’étais effrayée. Je n’en pouvais plus d’entendre ces bruits de fracas, de taules arrachées, ce grondement entêtant des arbres, frappés par le vent. Probablement paniquée par ce bruit tonitruant, ma chienne ne cessait d’aboyer. Je cherchais un réconfort vain dans les yeux de mes parents qui me paraissaient perdus et résignés. Le fruit de tant d’années de travail disparaissait en quelques heures ; la maison où ma maman est née et a grandi était lacérée, violentée, agressée, comme toute petite face aux éléments climatiques, infiniment seule face au déchaînement de la Nature.
Dans le jardin, les arbres cédaient sous d’atroces coups de vent après avoir lutté de longues minutes, et leurs racines déchiraient les entrailles de la terre.
Un sapin, vieux de cent ans, mesurant plus de trente mètres de haut était, sous nos yeux, en train de se scinder en deux à environ trois mètres du sol, pour aller s’écraser un peu plus loin, emporté par la tempête.
Le mot est dit. Une tempête…
Mon corps vibrait avec la maison, avec la terre qui se dérobait presque sous mes jambes. Je n’en pouvais plus de ces images chaotiques, de cette sensation abominable de fin du Monde.
Je montais alors dans ma chambre en quête de silence et avec l’espoir de ne plus rien voir de ce désastre. Je récitais des prières, moi qui n’étais pourtant pas très croyante, en demandant à qui pouvait m’entendre de faire cesser cet enfer. Je me noyais dans mes larmes, et tentait de me boucher les oreilles avec des morceaux de coton, des coussins ou bien encore les haut-parleurs de mon baladeur CD. Même la musique n’apaisait pas mes craintes. J’entendais et sentais toujours les heurts et l’agressivité de ce ciel que j’avais tant de fois admirer avec bienveillance.
Pendant presque une heure, les battements de mon cœur se joignaient à ce triste mélodrame jusqu’à ce que mon père vienne me tirer de mon refuge.
Il m’emmena alors dans sa chambre et me prit contre lui en me serrant vigoureusement dans ses grands bras. Je finis par m’endormir, épuisée par tant d’angoisse. Mes modestes moyens d’assourdissement et les mots rassurants de mon père, si délicat et protecteur avec moi, avaient réussi à m’apaiser un peu. Suffisamment pour que Morphée m’arrache aux événements qui se tramaient dehors.
A midi, je me levais, titubante et intriguée. Le vent s’était calmé. Je descendais les escaliers pour aller retrouver mes parents. Mais il n’y avait personne à l’intérieur de la maison.
J’ouvris la porte et me trouvais, là, face à un paysage dévasté. Ce paysage où j’ai grandi ne ressemblait plus qu’à un amas de branches, de tuiles écrasées sur le sol et de tôles qui semblaient tordues par la main d’un Diable.
Le si beau jardin de mon enfance, lui, n’était plus qu’un cimetière d’arbres déracinés, abattus froidement, un triste matin d’hiver.
Les toits de la maison paraissaient si vulnérables, ainsi troués de toute part, comme meurtris par des bombes.
En effet, cette tempête avait, en quelques heures, plongée mon existence dans une stupeur sans limite. J’avais une sensation de fin du Monde, l’impression qu’une guerre avait éclatée, et dévasté ce si beau paysage. Une guerre, entre la Nature, intouchable, si forte et si mystérieuse ; et nous, pauvres hommes, ridicules et misérables.
Je restais sans voix, tremblante…
« Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie, et sans dire un seul mot, te mettre à rebâtir […] Tu seras un Homme, mon fils »
Poème « Tu seras un Homme mon fils » de Rudyard Kipling
Durant cette journée, de nombreuses personnes sont passées nous voir pour constater les dégâts. Pour remonter le moral de mes parents sans doute aussi. Plusieurs fois j’ai vu ma mère faire le tour du propriétaire les yeux remplis de questions sur l’avenir, tentant de garder un sourire de façade devant nos visiteurs.
Ma mère, force de la Nature, ne courbe jamais l’échine. La vie, qui est parfois si difficile, n’ébranle pas cette femme, pilier indispensable de notre foyer. La voir si droite après la tempête m’a aidé à affronter mes propres peurs et mes innombrables cauchemars.
Mon père aussi est resté très digne après cette catastrophe, lui qui est pourtant si sensible.
Les premiers jours, il était pourtant impossible de rester chez nous. Le vent avait laissé place à une pluie battante et l’eau finissait par s’infiltrer dans la maison, rendant l’air humide, irrespirable. De plus, nous n’avions plus d’électricité et donc plus d’eau chaude. Impossible donc de vivre dans ces conditions, dans un froid glacial et à la lumière de quelques bougies trop faibles ; avec pour seuls compagnons l’effroi, l’incompréhension et le souvenir encore trop lourd de cette terrible tempête.
Nous avons logé chez ma grand-mère maternelle pendant les trois jours qui ont suivi. Elle non plus n’avait plus d’électricité dans un premier temps, mais comme elle habitait dans une grande ville, celle-ci fut vite rétablie. Nous pûmes alors trouver un peu de repos et de réconfort auprès d’elle. Nous tentions d’oublier le jour précédent en fêtant – malgré tout - Noël avec le reste de la famille. Aucun de mes cadeaux, cependant, n’étaient parvenus à m’ôter les images de la tempête, imprimées à jamais dans ma tête. Encore aujourd’hui, dix ans plus tard, il m’arrive de les revoir encore.
Des mois de cauchemars ont gravé ces images dans tout mon être, comme une cicatrice, le souvenir d’une épreuve qui nous aura peut-être rendus plus forts.
Il aura fallu attendre plus d’une semaine avant de retrouver l’électricité et avant de redonner un semblant d’humanité au décor de notre vie. Amis, famille, tous ont tenté en actes et en mots de nous aider à reconstruire un peu, ce que le vent avait balayé en un instant.
La ferme reprenait vie jour après jour. L’employé de mon père coupait en petits morceaux les arbres morts pendant que mes parents entassaient dans des bâtiments les restes de tuiles vaillantes, susceptibles d’être reposées sur les toits. Le bois s’entassait, nous pensions alors, non sans ironie, que nous n’aurions pas froid les prochains hivers.
Quelques mois plus tard, le hangar, dont on pensait qu’il aurait dû s’envoler tellement il paraissait fragile, avait été « rafistolé ». Un autre bâtiment, fragilisé par des fissures, avait été écroulé par sécurité et remplacé par un hangar flambant neuf.
La maison reprenait doucement ses forces et retrouvait une belle allure, presque comme si rien ne s’était passé. Mes parents, eux, en avait perdu beaucoup des forces, et s’étaient endettés pour au moins dix ans.
Et elles ne furent pas simples ces années …
Il leur fallut rembourser bien sûr, payer les réparations et ce nouveau « toit » pour le matériel agricole ; en d’autres termes, se serrer la ceinture, tout en se battant pour me construire le meilleur avenir possible. Je n’avais alors pas conscience des privations et de l’immense dévouement de mes parents à mon égard. J’ai tout eu : l’amour, le respect, et un chemin bien tracé pour y grandir sereinement, en ne manquant jamais de l’essentiel.
Pendant de longs mois, mes nuits ne m’ont apporté aucun repos, aucun apaisement. Le soir, je revivais ces instants difficiles à chaque fois que je ne parvenais pas à identifier un son venant de l’extérieur. Le souffle du vent, aussi faible était-il, me glaçait le sang. Je devais m’endormir les oreilles bouchées par du coton ou des écouteurs hurlants une musique que je n’écoutais même pas. Je voulais seulement ne plus rien entendre ; ni le craquement des volets roulants, ni les claquements du portail dans le courant d’air, ni le petit sifflement strident du vent se faufilant entre les branches, ni même le grincement des vieilles structures de la maison.
Et quand enfin je fermais les yeux, c’est dans mes nuits tourmentées que je retrouvais mon sapin centenaire, que je le voyais à nouveau s’écrouler comme s’écroule un guerrier épuisé.
Cette année là, je voyais se terminer mes années de collège. Tentant difficilement de garder des repères parmi mes camarades qui n’avaient vraisemblablement pas subi la tempête aussi durement que moi, je luttais pour ne pas montrer mes angoisses. Je manquais d’énergie et de concentration et connus alors quelques difficultés scolaires.
Des mois, des années même, ont été nécessaires pour que je retrouve un sommeil paisible. Je ne suis pourtant pas guérie et serai, je pense, à jamais angoissée les soirs d’orage, ou quand la brise ne sera plus une caresse mais viendra frapper mon visage ou ma porte violemment.
Heureusement, on dit que le temps (celui qui passe !) apaise les douleurs et trompe les peurs. Je crois que ce que le temps fait surtout, c’est de nous convaincre qu’il faut tourner des pages. Il efface les images, il efface les visages. On oublie les sons, on oublie le déroulement des événements douloureux.
Et plus on vieillit, plus on sait qu’il est impératif parfois de ne pas essayer de se rappeler et de passer véritablement à autre chose. Car en effet, la peur n’efface en aucun cas les dangers et si le vent devait souffler à nouveau, personne n’y pourrait rien. La Nature, si magnifique soit-elle, est imprévisible et insolente.
Aujourd’hui, je regarde le ciel avec la même affection qu’avant la tempête. Je tente de lui faire confiance et me résonne. Après tout, moi aussi je le blesse, peut-être, ce ciel. Il est vaste, il est immense mais il est fragile lui aussi.
Il m’arrive de croire que rien ne se passe par hasard. Bien sûr, se convaincre de l’inéluctabilité des choses et de l’existence d’un destin est une façon un peu naïve d’accepter les leçons de la vie.
Mais l’on peut considérer aussi qu’elle est un jeu de hasard. Nous nous trouvons parfois, simplement, au mauvais endroit, au mauvais moment. Ce qui est sûr, c’est que toutes nos expériences, aussi impitoyables soient-elles, nous grandissent et nous enrichissent, inévitablement. C’est en se trouvant face aux murs que l’on sait comment les contourner par la suite, c’est en heurtant les barrières qu’on apprend à les franchir.
L’enfant tombe avant de courir et souvent il tombe en courant. Quand on croit tout savoir et avoir tout vécu, il est nécessaire d’envisager chaque épreuve comme un palier de plus vers la connaissance de soi, la connaissance de ses convictions, de ses propres forces et de celles de ses proches.
La tempête a traversé ma vie et celle de ma famille quelques jours avant le passage à l’an 2000. Nous avons passé cette soirée du nouvel an, le cœur un peu lourd mais nous étions entourés de nos amis. J’ai pensé que la fin du siècle venait de m’apporter ma plus terrible expérience mais bien sur, des tempêtes il y en avait déjà eu beaucoup et je savais bien alors qu’il y en aurait encore, et de bien pires.
Si la vie est dure, souvent, elle nous apporte aussi son lot de bonheurs, de naissances et de rencontres.
Dans les difficultés, elle nous permet de découvrir parfois ces traits riches de l’être humain : sa capacité à aimer et sa force inébranlable quand il est unit à ses semblables dans un élan de solidarité et de partage.
La tempête de décembre 1999 avait écroulé des murs, effondré ma confiance en la Nature ; elle avait fait voler en éclat des tuiles, des tôles et des morceaux de mon cœur ; elle avait arraché à la terre l’essence de la Vie, mais elle avait surtout détruit mes nuits et abandonnée dans mon âme des peurs que je n’avais pas avant elle.
Mais aujourd’hui, je suis plus forte et la cicatrice de cet événement, qui me relance parfois, me semble guérie. Aujourd’hui le toit de la maison nous protège plus que jamais contre le vent et la pluie, et ma ferme ne m’a jamais parue si fière.
Aujourd’hui, un petit sapin grandit. Là, où j’ai vu mon arbre tomber...